Souffrir de la solitude, ressentir un profond isolement, devoir accepter un mode de vie imposé, et redouter le jour où il faudra quitter « son chez-soi »… Autant de situations que connaissent tristement de nombreuses personnes âgées en France. Pourtant, le paysage de la prise en charge pour seniors évolue peu à peu. Si le Nord de la France avait déjà vu naître des alternatives, c’est aujourd’hui dans le Var, à Pignans, que la toute première colocation pour seniors a récemment ouvert ses portes.
Baptisée « Maison Teranga » – un mot qui signifie « hospitalité » en wolof, langue sénégalaise – cette maison porte l’empreinte des dix ans qu’Emmanuelle Chenard a passés au Sénégal avant de se lancer dans ce projet inédit. Psychosociologue de formation, Emmanuelle raconte dans une interview exclusive pour Cap Retraite, les contours de cette colocation unique dans le Sud de la France, dont la mission est d’incarner l’esprit d’accueil, de partage et de convivialité.
“Vivre ensemble apporte des énergies, des envies, du désir”
Environ un quart des personnes âgées de plus de 75 ans vivent seules en France, et parmi elles, beaucoup signalent un sentiment de solitude, selon l’INSEE. Ce phénomène est particulièrement marqué chez les personnes âgées en milieu rural, où les structures adaptées pour les seniors sont moins nombreuses.
La Maison Teranga s’adresse avant tout aux personnes isolées, désireuses de rompre avec la solitude et de construire une vie sociale active, d’échanger et de partager des moments de convivialité. Ce modèle de colocation s’adresse également aux seniors qui conservent une certaine autonomie ou qui vivent une perte d’autonomie légère, et qui peuvent, par le biais du vivre ensemble, mieux préserver leurs capacités.
Emmanuelle souligne combien vieillir ensemble peut être une réponse puissante à l’isolement et à la solitude que rencontrent les personnes âgées. Elle observe que les structures traditionnelles, comme les résidences, ne répondent pas toujours à ce besoin de lien social essentiel.
“Ce qui m’a motivée, c’est de me rendre compte que quels que soient les lieux où on vit, que ce soit les lieux professionnels ou d’habitat, on est toujours en recherche de liens. Et que vivre ensemble, travailler ensemble apporte des énergies, des envies, du désir”, explique-t-elle.
Un pilier central du projet réside dans la préservation de la liberté de choix des résidents. Emmanuelle souhaite offrir un lieu où chacun reste maître de ses décisions :
“Je voulais aussi créer un lieu où on défend cette liberté d’agir, de choisir et d’être vraiment acteur de sa situation, que ce soit là où on vit, mais aussi dans l’environnement. Par exemple, la question de la citoyenneté, c’est important de continuer à avoir du lien dans la cité.”
Quels sont les avantages de cette colocation senior ?
Des études menées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) montrent que le maintien de liens sociaux est crucial pour la santé mentale et physique des seniors, réduisant notamment les risques de déclin cognitif et de dépression[1]. Vivre dans un environnement communautaire comme la Maison Teranga, où les résidents sont encouragés à interagir quotidiennement, peut donc avoir des effets bénéfiques considérables sur leur qualité de vie.
Le maître-mot à la Maison Teranga c’est la convivialité. Emmanuelle souligne l’importance des liens sociaux, du partage et de la vie commune, offrant aux résidents un espace où ils peuvent tisser des relations authentiques, s’entraider et prendre part à une dynamique collective. Maison Teranga se veut être un lieu où chacun peut “rester dans la vie” en participant à un projet de vie sociale, tout en préservant sa liberté individuelle. Emmanuelle insiste sur l’importance de permettre aux seniors de continuer à prendre des décisions sur leur vie quotidienne, du choix de leurs repas jusqu’à leurs activités.
“Ce sont justement des lieux qui doivent favoriser le lien, qui doivent amener au moins à prendre des repas ensemble”
Une communauté soudée pour bien vieillir ensemble
La maison accueillant la colocation est grande et équipée. Elle comprend 8 chambres avec sanitaires privés, 2 cuisines partagées et 3 salons communs. “On n’est pas dans des T1, des T2, qui supposent qu’il y aurait peut-être chacun sa petite kitchenette. On partage aussi des cuisines.”
Les espaces communs sont donc conçus pour favoriser le lien social, tout en soulignant que chacun reste libre de choisir avec qui et quand partager ses repas. Le projet met l’accent sur l’autonomie des résidents. Le logement offre un environnement sécurisé tout en préservant le sentiment d’être chez soi. “Faire le choix d’un habitat partagé, c’est faire le choix d’être chez soi, puisque c’est un contrat de location meublé classique. Mais c’est aussi faire le choix d’un habitat adapté, sécurisé, avec une logique d’attention mutuelle.” explique Emmanuelle.
Elle insiste également sur la différence entre la Maison Teranga et une résidence traditionnelle : “La résidence renvoie à une réglementation qui n’est pas du tout celle du logement de droits communs.“
Comment les résidents sont-ils choisis ?
Emmanuelle : “La sélection des résidents à la Maison Teranga est un processus réfléchi et inclusif. Avant tout, nous recherchons des personnes qui, bien qu’en situation d’isolement, ont l’envie de co-construire un projet de vie sociale. La volonté de partage est essentielle. Certains seniors viennent ici pour rompre la solitude, mais cela implique d’avoir aussi l’envie de participer à une vie commune, d’échanger, et de faire partie d’un groupe.”
Elle poursuit en précisant que les colocataires actuels sont impliqués dans la sélection des nouveaux résidents : “Par exemple, André, un de nos colocataires, participe à chaque visite de nouveaux candidats. Nous prenons le temps de discuter après chaque rencontre pour échanger nos ressentis. Je les encourage à ne pas simplement faire une visite de quelques minutes. Moi, j’incite les gens à venir, par exemple, déjeuner ou venir prendre un goûter, pas juste une visite, au revoir, merci, j’ai vu, à la prochaine.”
Pour Emmanuelle, cette démarche favorise une véritable cohésion au sein de la maison :
“Il ne s’agit pas simplement de remplir une chambre, mais bien de former un groupe harmonieux. Nous proposons également un mois de découverte, où le nouveau résident et nous-mêmes pouvons confirmer que cette cohabitation est un bon choix. Ce mois permet de s’assurer que chacun trouve sa place et que le vivre-ensemble fonctionne.”
“L’étape clé, c’est la conception”
Un projet de colocation senior pensé pour une vie collective harmonieuse
Lors de la phase de conception du projet, il était crucial de “penser le lieu, comment il allait fonctionner, pourquoi il allait fonctionner, et ce qu’on voulait y faire”. Cette réflexion a guidé le choix de l’emplacement, aboutissant à la sélection de Pignans, un village dynamique. ”C’est super,” s’enthousiasme Emmanuelle “il se passe plein de choses, il y a une cinquantaine d’associations, avec plein d’activités que les seniors peuvent faire”.
Une fois ce lieu idéal trouvé, l’étape suivante a consisté à adapter la maison aux besoins spécifiques des seniors, tant en termes d’aménagement que de sécurité.
Pour suivre ce processus, Emmanuelle a signé une convention avec le conseil départemental du Var, officialisant la reconnaissance de la Maison Teranga comme un habitat inclusif conforme au cahier des charges national. Cette étape cruciale a non seulement validé le concept, mais a aussi ouvert la voie à des aides financières essentielles pour les futurs résidents.
L’aide à la vie partagée (AVP): combien coûte cette colocation senior ?
Emmanuelle, créatrice de la Maison Teranga, précise que, selon ses calculs et ceux réalisés avec les visiteurs de la maison, un budget mensuel d’environ 1 800 euros est recommandé pour vivre confortablement dans cette colocation. Ce montant permet aux résidents de profiter pleinement des activités et de la vie collective, notamment grâce à l’aide à la vie partagée (AVP), une subvention de 625 euros par mois pour chaque colocataire.
“Chaque colocataire, sans condition de ressources, bénéficie de 625 euros par mois pour contribuer à un pot commun, destiné à financer les événements, activités, sorties et toutes les initiatives liées à la vie partagée.”
L’aide à la vie partagée (AVP) est une avancée importante pour ce type d’habitat, offrant un budget annuel de 60 000 euros (pour 8 colocataires) qui soutient la vie collective.
La gestion de ce budget est confiée à une association spécialement créée pour la Maison Teranga, donnant aux colocataires un réel pouvoir de décision sur leurs activités. Une partie de l’aide est également consacrée à l’embauche d’un coordinateur de projet de vie sociale, un professionnel clé qui accompagne les résidents dans la planification de leurs activités et dans la gestion du budget commun, en veillant à respecter l’autonomie et les souhaits de chacun.
Une colocation pour seniors nécessite-t-elle un agrément spécifique ?
Une colocation pour seniors ne nécessite pas d’agrément spécifique si elle se limite à un partage de logement sans offrir de services particuliers, et elle reste soumise aux règles de toute colocation classique (baux, assurances, répartition des charges).
En revanche, si la colocation propose des services d’aide à la vie quotidienne ou des soins médicaux pour des personnes en perte d’autonomie, elle peut être considérée comme un établissement médico-social. Dans ce cas, une autorisation de création est requise, conformément aux articles L.313-1 et suivants du Code de l’action sociale et des familles. Il est donc essentiel de bien définir les services offerts pour respecter les obligations légales.
“En deux ans et demi, le projet a pu voir le jour”
Défis et succès d’une colocation senior innovante dans le Var
Malgré les nombreux défis, Emmanuelle a concrétisé la Maison Teranga dans un délai remarquable : “En fait, en deux ans et demi, le projet a pu voir le jour,” dit-elle avec fierté, précisant que ce délai est particulièrement court comparé à des projets similaires, souvent réalisés en “cinq à sept ans”.
Le nombre de structures dites « habitats inclusifs » augmente en France, une tendance soutenue par les réformes en faveur du maintien à domicile[2] et des logements partagés pour seniors. Selon le ministère de la Cohésion des territoires, ce type de structure vise à améliorer l’autonomie des seniors tout en les intégrant davantage dans leur environnement social. Maison Teranga fait figure de pionnière dans le Sud de la France, où les offres d’habitat inclusif sont encore limitées.
Aujourd’hui, le défi majeur est d’assurer la visibilité et la compréhension du concept, surtout dans le Sud de la France où ce type de projet reste moins développé. “Nous, on est le premier habitat inclusif pour personnes âgées conventionné du Var. Il y a d’autres projets qui vont arriver, mais ils sont encore dans les tuyaux et peinent à sortir. Et du coup, on a vraiment aujourd’hui le défi de la visibilité, de la compréhension, de quoi on parle, pour qui, comment.” Elle note également une disparité géographique : “Aujourd’hui, les habitats inclusifs partagés, ils sont principalement dans le Nord de la France, que ce soit Nord-Ouest, Nord-Est. Ça s’arrête, il y a comme une espèce de frontière au-dessus d’Avignon, Montélimar.”
En dépit de ces défis, la Maison Teranga incarne une approche innovante et prometteuse pour répondre aux enjeux du vieillissement de la population.
“Toutes les semaines, des gens m’appellent”
Le développement de la Maison Teranga représente un « investissement au long cours » qui demande beaucoup d’énergie et qu’Emmanuelle porte financièrement seule pour le moment. “J’aimerais tellement déjà avoir 8 colocs ici à Pignans,” confie-t-elle, soulignant l’importance de faire aboutir ce premier projet avant d’envisager une expansion.
Cependant, l’intérêt pour ce concept est fort. Emmanuelle révèle : “Toutes les semaines, des gens m’appellent et me demandent ‘’Est-ce que vous ne voulez pas m’accompagner à développer une maison Teranga à tel endroit, à tel endroit ?‘’ Les maires de certaines communes de taille moyenne voient même dans ce modèle une opportunité de revaloriser des infrastructures dégradées.”
Bien qu’Emmanuelle ne prévoit pas d’ouvrir d’autres maisons dans l’immédiat, l’engouement créé par le projet laisse présager un potentiel de développement futur. La Maison Teranga pourrait ainsi devenir un modèle pour repenser l’avenir des seniors dans le Sud de la France.
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[1] Dépression
La dépression est un état de tristesse profonde et prolongée, où une personne perd l’intérêt pour les activités et se sent épuisée, qui est très fréquent chez les seniors.
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Le maintien à domicile permet aux personnes âgées ou dépendantes de vivre chez elles en recevant l’aide nécessaire pour rester autonomes et en sécurité.
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